Qu’est-ce qu’une vision féministe axée sur la recherche et la documentation de la violence en ligne basée sur le genre ?

Publié le : 28 June 2019

En cette nouvelle année de #metoo et d’autres mouvements importants de témoignage comme #survivingRKelly, les paroles partagées lors du webinaire de Réapproprie-toi la technologie! en janvier dernier ont permis d’en apprendre énormément à ce sujet et de rappeler comment contribuer au mieux au bien-être collectif de notre mouvement.

Réapproprie-toi la technologie! a débuté l’année avec un webinaire de réinitialisation sur la documentation et la notification des abus, destiné aux chercheures, journalistes et penseuses féministes. À cette occasion, quatre expertes de différentes parties du monde ont répondu à des questions fondamentales et notamment la manière pour les chercheures et documentalistes de la violence basée sur le genre (VBG) de se défendre collectivement. Ces expertes, Indira Cornelio de l’organisation #SeguridadDigital de Mexico, Tess Wandia de IHub du Kenya, Namita Aavriti du Réseau de recherche sur l’internet féministe de l’Association pour le progrès des communications et Varyanne Sika de la Coalition for African Lesbians (CAL), travaillent toutes auprès de femmes ayant été confrontées à la violence en ligne. Elles ont ainsi parlé de leurs tactiques et de leurs manières d’intégrer leur propre bien-être à leur travail et leurs mouvements.

Toutes s’accordent pour dire qu’il faudrait améliorer le niveau de bien-être tant dans les études que dans la recherche féministes, et que celui-ci devrait se différencier distinctement des recherches et études traditionnelles. Il devrait y avoir une intention claire de ne pas causer plus de dommages pour la personne et la recherche ne devrait pas être uniquement axée sur la mise à l’essai d’une hypothèse, avant de quitter la participante et la livrer à elle-même. Il est important de prendre en compte à tout moment le bien-être des participantes ; autrement dit, la recherche et la documentation devraient être fondées sur le bien-être de toutes les personnes concernées. Rechercher le bien-être signifie bien entendu que des personnes établissent des limites et se protègent elles-mêmes. Varvanne propose une comparaison intéressante à ce sujet. De nombreux métiers obligent à porter des vêtements de protection contre des risques éventuels, et les chercheurs, notamment au cours d’un travail sur des situations traumatisantes ou susceptibles de heurter certaines sensibilités comme peut l’être le travail sur la VBG en ligne, ont eux-aussi besoin de vêtements de protection. Je suis totalement d’accord avec cette idée et je pense que cela devrait faire partie des responsabilités des prestataires de la santé, des donateurs, des universités, des organisations et des commissaires. Les politiques en matière de protection devraient comprendre un volet bien-être personnel et « vêtements de protection ».

Selon les quatre expertes, dès le début d’un projet s’adressant à des traumatismes, il convient d’anticiper la possible réouverture de blessures pour les survivantes. Il faut penser que les survivantes elles-mêmes ne réalisent pas que ces blessures puissent être mal, voire pas du tout refermées. Le bien-être collectif repose donc sur le soin que nous mettons à nous assurer que nos actions ne provoquent pas encore plus de dommages, et la première étape consiste à mettre cela en pratique avec les personnes avec qui vous travaillez et de l’ancrer dans la culture ou la manière de travailler tant de votre projet que de votre organisation. Il s’agit donc de faire particulièrement attention à la manière d’utiliser ses références dans une étude, à l’anonymat, aux questions posées et la manière de les poser, la diffusion des résultats et toujours garder à l’esprit que l’assentiment n’est pas statique et peut être retiré à tout moment.

Au cours sur webinaire, Tess nous a rappelé qu’une fois les documents sur la violence en ligne publiés sur l’internet, qu’il s’agisse de documents de recherche ou du clip d’un entretien, tout cela restera pour toujours sur l’internet et les survivantes avec qui vous travaillez resteront cataloguées parmi les personnes qui ont subi ce type de harcèlement en ligne. Voilà pourquoi il est extrêmement important de gérer les attentes et d’informer autant que possible sur ce qui pourrait arriver après la publication.

Je pense également qu’il faut expliquer aux participantes que tout le monde ne réagira pas au projet ou au document de la manière prévue. À mesure que la VBG en ligne s’organise, certains internautes attendent ce type de recherche ou de vidéos pour faire encore plus mal. Cela ne signifie bien évidemment pas que nous devrions arrêter notre travail, non. Mais se réapproprier les technologies est une bataille et comme toute bataille, nous devons comprendre et anticiper les stratégies de l’ennemi, d’autant plus si l’on demande à des survivantes de rejoindre la bataille.

Le webinaire a également ouvert des débats sur les comportements problématiques à niveau macro, notamment avec les grands donateurs et les médias. Quand on parle de subventions et de preuves collectives par rapport à l’argent utilisé, le statut quo pour les preuves collectives consiste à proposer des photos et enquêtes qui tendent à victimiser la personne. Les médias notamment sont bien connus pour parler des femmes comme de victimes, et non de survivantes.

Il faut ici parler de la question des femmes, et en particulier des femmes noires, dont on dresse le portrait de « victimes » ou de personnes ayant vécu une expérience et non en tant qu’expertes. Je ne veux plus continuer à alimenter cette idée fausse et je refuse désormais de participer à ce type d’entretiens et de recherches, aussi alléchantes soient-elles.

On court également le danger que la médiatisation augmente la peur du harcèlement, la peur de se faire attaquer par un troll sur Twitter et de devoir se battre en public, ce qui conduirait à censurer les femmes de toute participation dans les espaces publics en ligne. Pour les moyens de communication, les chercheurs et autorités publiques, la solution de facilité consiste à créer une vidéo virale ou un document de recherche sur l’horreur du harcèlement en ligne. Mais cela ne peut se faire au détriment d’une revictimisation et d’une recrudescence de la peur du harcèlement en ligne. Ce dont nous avons actuellement besoin, c’est que les autorités et les chercheurs mettent plus en valeur les solutions, les campagnes de soutien et les appels au changement des survivantes et des activistes.

Indira insiste sur l’importance de l’écoute et de la compréhension selon le contexte et les inquiétudes possibles d’une participante. J’aurais aimé pouvoir parler plus longtemps de ce sujet et je souhaite pouvoir discuter bientôt sur les manières d’assurer le bien-être de manière plus transversale. La transversalité nous permet de comprendre que des femmes aux diverses identités puissent être plus vulnérables et que de différentes manières, les Dalits en Inde et les Afro-américaines en Amérique latine seront moins susceptibles que d’autres d’avoir un capital social, accès à des équipes juridiques ou une relation de confiance avec les autorités légales.

J’ai récemment été interviewée sur le nouveau constat d’Amnesty International concernant la mauvaise expérience des femmes noires avec Twitter, selon lequel les femmes noires ont 84% plus de risques d’être harcelées en ligne que les autres. Après le webinaire, je me suis rendue compte que non seulement j’étais plus en situation de risque que les autres personnes qui ont parlé de l’interview, mais que le sujet lui-même m’a mise en situation de risque, puisque j’ai ensuite été confrontée à du harcèlement de la part de femmes blanches, au point où j’ai maintenant dû faire appel à un conseiller juridique. Cela a été une situation exténuante que j’ai dû régler par moi-même, et malgré tout j’ai bien conscience d’avoir un certain capital social grâce à mon passage dans la politique et mes réseaux.

Il faut mener des évaluations (du risque) des dommages au moment de demander à quelqu’un de participer à un entretien ou au moins tenir une conversation qui en détaille les risques. Ces évaluations et questions concernant les risques doivent être transversales et encadrées pour « ne pas causer de dommages », et il faut une volonté avouée de tous ceux qui participent au mouvement, aux institutions ou au projet, de réduire ces dommages au maximum.

Author:  Seyi Akiwowo, Executive Director Glitch