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Marina Samir
Tout d'abord je veux saluer toutes les féministes du monde entier, salutations à toutes les sœurs du Caire! Je suis Marina, membre d'un groupe féministe égyptien, appelé Bnt Al Masarwa - la fille des Égyptiens. Depuis notre création en juin 2015, nous avons parcouru un très long et intense voyage qui n'est pas encore terminé.
 
Nous, les cofondatrices, nous sommes rencontrées dans un atelier d'écriture littéraire organisé par une ONG féministe appelée Nazra for Feminist Studies. Dans cet atelier, nous devions écrire des paroles de chansons inspirées par notre lutte contre la discrimination que nous subissons en tant que jeunes femmes dans la société égyptienne. Je me souviens bien de cet atelier. J'étais assise avec six inconnues et nous essayions de créer des textes inspirés par nos expériences personnelles, mais ces inconnues sont devenues rapidement des camarades lorsque nous avons commencé à nous raconter nos histoires, nos combats, nos luttes et nos déceptions. 
 
Nous avons écrit de nombreuses chansons, dont six produites par Nazra et le studio Badroom à Alexandrie. Seulement trois d'entre nous ont pu se rendre à Alexandrie pour enregistrer l’album, et c’est là que nous avons parlé de la possibilité de poursuivre ce travail. Nous avons décidé de devenir un groupe égyptien indépendant féministe chantant en arabe au sujet de notre vécu de femmes dans la société égyptienne. 
 
Un tournant décisif
 
Je me souviens très bien de l’aménagement de la pièce : un espace très ensoleillé où se trouvait un divan très confortable. Une d’entre nous était assise par terre. Puis sont venues les questions : « Pourquoi  ce projet? Pourquoi voulons-nous continuer? Et comment allons-nous continuer? » 
 
Nous voulions une production collective inspirée par les difficultés que nous et d'autres femmes connaissons. Nous voulions exprimer la façon dont le patriarcat et le sexisme nous touchent quotidiennement et personnellement.
 
Nous voulons faire une musique féministe qui exprime ce que nous et les autres femmes vivons en raison de notre existence dans une société patriarcale, traditionnelle, sectaire, raciste et centralisée. Nous voulons traduire en paroles et musique notre vécu, nos difficultés, nos luttes et nos problèmes de santé mentale causés par l'oppression car c'est pour nous un des moyens de lutter, mais aussi d’exprimer notre colère et revendiquer nos droits de femmes.
 
Nous avons donc décidé d’organiser des ateliers où des femmes raconteraient leurs expériences et à partir de ces récits, nous avons écrit des chansons. Nos textes expriment une réalité. 
 
Nous avons tenu trois ateliers de ce genre dans des villages de trois gouvernorats de Haute-Égypte; 34 femmes d'El Minia, d’Assiout et d’Assouan ont dévoilé avec nous une partie de leur âme dans ce cercle narratif. 
 
Dans le cercle de narration, je me suis trouvée
Dans le cercle de narration, je me suis perdue 
Dans le cercle de narration, nous avons ouvert une partie de notre âme 
Dans le cercle de narration, j’ai vu que je ne suis pas seule et que nous avons toutes vécu la même chose 
Nous l’avons vu, nous l’avons vécu  
et nous avons survécu, chacune à notre façon
Dans le cercle de narration, c’était la solidarité dans sa forme la plus simple
Sans déclarations, démonstrations ni manifestations
Simplement écouter, partager et aimer

Women in a storytelling circle in Upper Egypt
(Photo de l’atelier de narration, dans le village d’Abu Ghrier, gouvernorat d’El Minia, août 2016.)
 
Récits, textes et musique
 
Après avoir partagé nos récits, les membres du groupe ont commencé à écrire les textes inspirés par le cercle. 
 
Faites lui quitter l’école 
Faites la sortir de sa maison
Mettez dans un shwar* sa déception 
Mettez ses jouets, la poupée et le cheval
et construisez un mur 
 
O fiancée 
O fiancée 
ils t’ont revêtue d’une robe de mariée 
Mais tu es si petite
 
*Shwar: est un mot arabe traditionnel qui existe dans l'argot égyptien et désigne tout ce qu'une famille achète pour la fiancée avant qu'elle ne se marie. Et cette chanson a été inspirée par les expériences de mariage d’enfants des participantes, puisque la plupart d'entre elles avaient été mariées entre 12 et 14 ans.
 
Installez les scalpels 
Sur un chiffon blanc et faites couler 
son sang 
 
O mère de l’excisée 
Éteins la lumière 
Donne leur du café au lieu du sharbat* 
 
O douce fillette 
Un coup a été porté 
tout le monde est vivant 
mais ta joie est morte 
 
*Café au lieu du sharbat: En Égypte, l'un des rituels du deuil est de boire du café en cas de décès et le sharbat est une boisson très sucrée généralement servie pour les célébrations, notamment lorsque les familles célèbrent la excision de leurs filles. 
 
Une femme noire, africaine 
Aux lèvres sombres 
et aux cheveux bouclés
et avec un vrai sourire 
venant d’une Nubienne 
 
Soudain, j’entends racisme 
Racisme ...  Racisme 
que veut dire ce mot? 
 
Il veut dire que c’est ma couleur qui compte 
et non mon esprit et mon cœur 
ni qui je suis 
ni où je vis 
ni quelle est ma religion ?
 
Cette chanson a été écrite par l'une des participantes à l'atelier qui s'est déroulé à Assouan. Nubienne égyptienne noire, elle parlait de la violence qu’elle subissait en raison de sa couleur et de sa race. 
 
Je vois toujours sur le Nil
les yeux de ma mère 
Tu aggraves mes blessures 
Tu alourdis mes soucis 
 
Je sais que tu n’y peux rien
le poids des traditions est très lourd 
et tu es observée 
par les yeux du geôlier 
 
Oui, je te pardonne 
mais je ne peux pas oublier 
mais je ferai semblant
 
Avec huit participantes à l'atelier d'Assouan, nous avons partagé nos sentiments très mitigés à propos de nos mères, qui ont été parties à la violence et à l'oppression que nous avons subies, tout en nous rendons compte qu'elles continuent d’être confrontées à la même oppression que toutes les autres femmes. t
 
C’est peut-être la première fois 
que je porte un masque visible 
mais c’est ce que je vais dire 
et je sais que vous ne le savez pas 
J’ai porté des masques de milliers de fois 
en parlant, en serrant des mains et dans mes plans d’avenir
 
Lors de notre dernier concert après avoir terminé l'atelier, six des huit participantes ont décidé de chanter avec nous sur scène, mais pour leur sécurité, nous avons toutes décidé de porter des masques et la gallabeya nubienne (un vêtement traditionnel) pour que personne ne puisse les reconnaître. Cette chanson a été inspirée par l'idée des masques et des parties de nous-mêmes et de notre vie que nous sommes obligées de cacher parce que nous sommes tellement fatigués parfois de nous battre tout le temps. 

Women wearing masks and singing in Upper Egypt
(Photo du concert à Assouan avec les six participantes qui chantent avec le groupe, février 2017.)
 
Et enfin 
 
Nous avons organisé une campagne de financement communautaire pour produire 10 des 18 chansons qui ont été écrites pendant ce voyage en Haute-Égypte et nous avons reçu beaucoup de soutien, en particulier de la part de groupes féministes en Égypte et partout dans le monde. J'ai placé dans cet article des extraits de cinq chansons que nous sommes en train de produire et je vais placer ici des extraits de nos déclarations de campagne. 
 
Pourquoi ce projet ?
Le féminisme est pour nous extrêmement personnel. C'est un mode de vie qui nous permet de remettre en question ce que nous avons appris et de nous comprendre nous-mêmes et la société, qui commence par la famille et se termine avec la société en général. 
 
Le chant est la langue que nous avons choisie pour exprimer nos sentiments et pour documenter nos expériences et celles d’autres femmes pour l'histoire puisque l'histoire est toujours écrite par les plus privilégiés et les plus puissants. Notre rêve est de voir nos chansons durer. 
 
Pourquoi Mazghuna ? ("Mazghuna" est le titre de notre prochain album.)
Mazghuna, l’ancien nom du village d’Abu-Ghreir dans le gouvernorat d'El Minya, a été notre premier arrêt dans notre projet en Haute-Égypte. Lorsque nous avons demandé aux femmes ce que ce nom signifiait, elles nous ont dit qu'il avait différentes significations. Le premier était "Mazghuda" qui veut dire la femme qui a été frappée et réduite au silence ou "Masjuna" qui est une femme emprisonnée. Nous avons compris que le nom exprimait parfaitement toute l'expérience des femmes et en découlait. 
 
Nous chantons pour les 34 femmes qui nous ont ouvert leur cœur et nous ont fait part de leurs difficultés. Nous chantons pour nous-mêmes, pour parler de ce que nous traversons, de ce que nous vivons et ressentons, pour que personne ne parle à notre place. 
 
C’est en chantant que nous avons commencé et c’est en chantant que nous choisissons de continuer. 
 
#FeministsSinging
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