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Florencia Goldsman

« Je n’arrive pas à mettre de vidéo en ligne », « ma publication a été retirée, elle a été considérée “contenu sensible” », « on a fermé mon compte » ou « j’ai perdu la connexion », telles sont les appels à l’aide qui se répètent régulièrement un peu partout en Amérique latine. Les cas de censure ciblée se sont multipliés lors des conflits sociaux qui se produisent actuellement sous forme de mouvements de résistance dans la rue et d’une présence imposante de collectifs féministes. Que signifient ces attaques récurrentes envers nos communications ? Comment les documenter et en faire le suivi ?

Nous proposons dans cette note un résumé de la conversation virtuelle « Quelles sont les conséquences des blocages d’Internet ? »

La campagne Réapproprie-toi la technologie! a attiré l’attention, dans le cadre des 16 jours d’activisme qui se sont tenus du 25 novembre au 10 décembre, sur les différentes tentatives pour nous empêcher de parler, bloquer notre passage dans l’espace publique et notre droit de réunion et de débat sur l’internet. De la même manière qu’on préfère nous poursuivre pour diffamation au lieu de regarder nos agresseurs de plus près, on ferme nos comptes ou on élimine nos publications sous prétexte que mystérieusement, « elles ne respectent pas les standards de la communauté  ». Dans cet article nous cherchons les points communs entre les différentes montées de violence de la part des États, et nous proposons des bonnes pratiques pour protéger les voix dissidentes.

Dans la conjoncture actuelle, il nous faut parler des attaques envers la liberté d’expression à travers (ou non) les technologies. Impossible de tout voir ou de résister émotionnellement aux niveaux de violence rapportés dans les informations que nous recevons lors des mobilisations (et des répressions violentes qui s’en suivent) dans des pays comme l’Équateur, le Chili, le Nicaragua, la Bolivie ou encore la Colombie. Les réseaux sociaux privés, malgré leur vision algorithmique machiste et patriarcale, nous laissent entrevoir les témoignages visuels enregistrés par le public, téléphone portable en main. Les résistances dans la rue et les dénonciations en ligne encore possibles malgré un internet hyper commercial nous donnent l’oxygène nécessaire pour continuer d’avancer.

Nous avons appris que des coupures d’internet ont eu lieu et que la censure s’est manifestée de diverses manières grâce au rapport de la Fondation Datos Protegidos et l’Observatoire du Droit à la Communication du Chili, ainsi qu'à la publication de l’APC, Digital Defenders Partnership (DDP), LaLibre.net Tecnologías Comunitarias, et Taller de Comunicación Mujer. Les organisations de la société civile, les organisations communautaires et les universités jouent un rôle essentiel pour documenter ces interruptions dans les flux d’information.

Les attaques envers la liberté d’expression, qui permet à tout un chacun de diffuser à grande échelle sa vision des faits, sont incarnées dans des actions aussi diverses que : l’attaque directe d’un militaire sur le portable d’une manifestante, le blocage d’un compte sur Twitter, ou encore le retrait d’une publication sur Facebook et un portable qui perd sa connexion au moment le plus inattendu.

« Le droit de manifester et la liberté d’expression sont deux droits extrêmement liés. Voilà pourquoi les perturbations dans les communications internet sous forme de coupures et de restrictions constituent une censure directe envers la population et un risque de restriction de l’exercice de droits fondamentaux » souligne le rapport dans son compte-rendu concernant les coupures survenues en Équateur. Il faut réaffirmer ces droits fondamentaux, c’est pourquoi le 2 décembre dernier nous étions plus de 20 personnes à nous réunir sur une plateforme sûre de VoIP pour partager nos expériences de nos différentes régions, connaître de bonnes pratiques pour identifier les anomalies et cas de censure, et pour protéger nos données.

Organisation du chaos

Dans le but de donner forme à nos questions, nos doutes et notre volonté de savoir comment agir, et de trouver une manière de nous organiser au milieu du chaos, de la violence et la confusion qui règnent dans nos villes et territoires d’Amérique latine à ce sujet, nous avons invité Patricia Peña (Chili) de Datos Protegidos et de l’Université du Chili, Pilar Sáenz (Colombie) de Karisma, Anais Córdova Páez (Équateur) – Taller de Comunicación Mujeres et Damaris Mendoza (Nicaragua), consultante et défenseuse numérique.

Dans la section suivante nous ne mentionnerons que les parties de la conversation qui permettent de mettre en évidence les observations des militant·e·s au sujet des perturbations les plus graves vécues dans leur pays. Elles rendent compte d’une réalité commune dans laquelle les restrictions des libertés civiles prennent la forme de couvre-feux ou d’états d’urgence, et surtout, dans laquelle le musellement prend des formes variées et les niveaux des technologies utilisées (tant celles qui censurent que celles qui sont censurées) varient selon le contexte.

Chili

Patricia Peña propose un bref compte-rendu des événements qui se sont déclenchés le 18 octobre dernier suite à la mobilisation des étudiant·e·s contre l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, au Chili. La sévérité de la réponse de l’État s’est cristallisée avec la mise en place d’un couvre-feu : « au début nous avions peur, nous savions que tant que le couvre-feu durerait l’accès à l’internet serait affecté. Le couvre-feu devait durer six nuits. Au cours du premier week-end on a commencé à voir apparaître des messages du genre « j’essaie de mettre un truc en ligne mais je ne peux pas » sur différents réseaux sociaux, notamment Instagram et Facebook. Il se trouve que ces jours-là on diffusait sur les réseaux sociaux des documents très choquants avec des détentions, les forces de police tirant sur la foule, il y avait beaucoup de militaires dans les rues ».

Avec une centaine de cas rapportant des anomalies lors de la mise en ligne de contenus, l’organisation Datos Protegidos a décidé de rédiger un questionnaire. Celui-ci, raconte Peña, a commencé à être activé parmi de nombreux collectifs féministes et réseaux communautaires qui dénonçaient des cas allant de « je n’ai plus accès à mon compte », « je ne peux plus voir ce que mes ami·e·s mettent en ligne » à « je n’arrive pas à mettre en ligne ce que je veux ». Ce « ce que je veux » pouvait être une vidéo de témoignage très importante, par exemple « un carabinero [policier militarisé] en train de tirer sur une foule, ou encore l’enregistrement de l’arrestation d’une personne cette nuit-là. C’est avec des étudiant·e·s du secondaire que tout ceci se passait. De plus toutes ces informations contribuaient à documenter les cas, c’était du matériel de support pour pouvoir ensuite porter plainte ».

L’organisation a quant à elle tenté d’orienter ses recherches pour retrouver l’origine de la censure, puisqu’il n’était pas évident de savoir qui censurait les réseaux sociaux. « Est-ce le gouvernement ? S’agit-il d’une censure explicite ? De la part de qui ? C’est là qu’il s’est avéré essentiel de pouvoir contacter les plateformes des réseaux sociaux pour mieux comprendre la nature de ce type d’incidents » explique Peña.

Leçons apprises

  • L’importance de la systématisation / du travail collectif et collaboratif pour documenter les incidents.
  • Les plateformes ont répondu aux plaintes de contenus censurés (il a été possible de dialoguer avec Facebook, Twitter, Instagram).
  • Continuer à accompagner les groupes : même si depuis un mois on a pris bien plus conscience de l’importance de protéger les équipements et les appareils, c’est le moment de mettre en place une grande articulation pour documenter et mettre à disposition un travail pratique et un accompagnement dans les régions où il y a urgence.
  • Chiffrer graduellement les communications et les archives.

Équateur

Anais Córdova Páez raconte le soulèvement social qui a éclaté en Équateur le 2 octobre dernier lorsque le gouvernement équatorien a présenté le décret 883. Celui-ci visait à retirer les subventions à l’essence et cherchait à réduire certains droits du travail de la population, entre autres mesures imposées par le Fonds monétaire international pour l’Amérique latine. Pour les 2 et 3 octobre, une grève des transports a été organisée sur la question des subventions à l’essence. Peu de temps après, une organisation regroupant des organisations de l’ensemble du territoire équatorien s’est mise en place, et voilà comment les organisations autochtones se sont rendues à la capitale dans un phénomène de soulèvement social qui ne s’était plus produit depuis 1989.

« Le 6 octobre, un rapport de l’organisation Netblocks, est publié ; ce même jour arrive la première plainte concernant une restriction des signaux. Cette première plainte nous montre que dès ce jour où les organisations autochtones se trouvaient toutes à Quito, où il y avait déjà une organisation claire dans les rues, les coupures ont commencé ».

Les organisations qui travaillent au respect des droits à la communication ont alors décidé, selon le récit de Códova-Páez, de réaliser un suivi des différents événements. Elles se sont rendues personnellement dans les zones où le conflit était le plus important pour vérifier l’absence de signal téléphonique et d’internet, et faire un relevé de ce blocage généralisé. « Nous avons été témoins de plusieurs blocages de médias communautaires, alternatifs. Leurs pages ont non seulement été bloquées, mais elles ont fait l’objet d’une large censure avec l’élimination de nombreux contenus. Mais la première coupure a entre autres été provoquée par l’assassinat d’un étudiant par des policiers, à partir de là beaucoup de gens ont commencé à s’organiser, à réagir, à se rendre compte de la dureté de la répression policière, très différente des fois précédentes ».

Les organisations équatoriennes ont en outre dénoncé les problèmes d’accès aux communications dans les hôpitaux et les universités, des lieux occupés par le mouvement autochtone pour manifester et réclamer leurs droits. Des espaces où la communication est essentielle pour la prestation de services aux victimes.

« La grande coupure suivante a eu lieu le 10, alors qu’une grande marche de protestation avait été convoquée par le mouvement autochtone de la Sierra, le mouvement autochtone amazonien et plusieurs autres organisations. La répression a été terrible. Le lendemain lors d’une messe funéraire en hommage à toutes les personnes assassinées au cours du mouvement de grève qui avait lieu à l’Agora de la Maison de la Culture, il y a eu une coupure totale du signal pour toutes les personnes présentes et se trouvant aux alentours. Quelques kilomètres plus loin le signal était normal. À ce moment-là les gens ont commencé à avoir peur. Le danger paraissait imminent, réel, que les communications soient coupées tout d’abord par la CNT (la compagnie téléphonique nationale) puis par l’entreprise Claro ».

Selon Córdova Páez et les organisations qui ont cartographié les coupures en Équateur, le plus grave de cette affaire a été l’atteinte au droit de communication, d’autant plus en ces moments de vagues de désinformation et de blocages d’autres services complémentaires.

Leçons apprises

  • L’importance de pouvoir compter sur l’infrastructure d’un site web pour sauvegarder les informations. Il faut souligner que mettre cela en place implique un sérieux travail d’accompagnement et de suivi.
  • Tenir des registres systématiquement remis à jour pour signaler tout incident rencontré. Il est possible d’utiliser Ooni (un outil du Projet Tor qui permet d’étudier les interruptions des communications sur l’internet) ou d’autres outils comme les classiques cahiers de notes et/ou des tableaux excel.
  • Apprendre à partir d’expériences passées d’accompagnement féministe et penser à la manière d’intégrer ces apprentissages aux processus d’atteinte aux droits numériques.
  • Prendre en compte la possible obsolescence des équipements et téléphones portables des différentes communautés avec lesquelles on travaille. Faire des activités d’accompagnement et de réactualisation.

Colombie

La Colombie vit un moment de forte mobilisation depuis le 21 novembre, raconte Pilar Sáenz de Fundación Karisma. « Cette mobilisation ne convoquait pas un unique secteur ; il s’agissait d’un appel des centrales ouvrières, de groupes d’étudiants et d’organisations autochtones suite aux politiques menées par le gouvernement qui ne répondaient pas aux attentes concernant les accords de paix. Un certain nombre de conditions en termes de santé, travail et éducation ne sont pas les meilleures ».

Les accords réalisés ces dernières années n’ont pas été respectés en termes de budget, de projets et de programmes censés se traduire en une amélioration de la qualité de vie de l’ensemble de la population et de populations vulnérables spécifiques, notamment les victimes du conflit armé, les étudiant·e·s, les autochtones, les paysan·ne·s, les afro-descendant·e·s. L’adhésion des populations des capitales à ce type de manifestation en Colombie était totalement inédite, au point que le 21 novembre aura été pour beaucoup la première « casserolade ».

Sáenz rappelle que le gouvernement avait auparavant mené une campagne de grande envergure contre ces protestations. En outre le phénomène répressif du couvre-feu s’est reproduit à plusieurs reprises sur le territoire. « Ce même 21 pour la première fois en de nombreuses années un couvre-feu a été décrété dans une ville capitale : Cali. Le 22 novembre un couvre-feu a été décrété à Bogotá, un fait tout à fait inhabituel qui ne s’était plus produit depuis les années 1970 ».

En ce qui concerne des coupures du signal, Sáenz indique qu’au moment de cette conversation aucun blocage important de l’internet n’avait été rapporté. La situation est cependant différente sur les réseaux sociaux propriétaires, où « il a été rapporté de grandes difficultés pour avoir accès à Facebook, à certains moments à Twitter mais sans blocage vérifiable qui nous permette d’obtenir des données sûres. Nous avons par contre vu des problèmes particuliers liés à des contenus retirés des réseaux sociaux, notamment sur Facebook qui les a qualifiés de « contenus sensibles », empêchant les personnes ayant mis ces contenus en partage de pouvoir participer à la conversation sur les réseaux sociaux et de continuer à publier sur leurs comptes ».

Un tel contexte remet également en question la liberté d’expression puisqu’il révèle que les plateformes, basées dans la Silicon Valley, prennent la décision d’omettre la mise en circulation de certaines informations. Les règles suivies pour omettre ces informations manquent encore aujourd’hui de clarté. « Nous n’avons pas encore trouvé à ce jour de manière de remettre en cause la façon dont les plateformes prennent des décisions concernant ces contenus et personnes, avec tous les dommages que cela peut entraîner en termes de quantité d’informations circulant dans le pays » souligne l’activiste de Karisma.

Leçons apprises

  • Assumer le travail que suppose la mise à jour de la documentation et la préparation de rapports pour signaler les incidents vérifiés.
  • Continuer à exiger des plateformes qu’elles expliquent publiquement les raisons pour lesquelles elles continuent à faire de la censure et/ou à bloquer des contenus.
  • Examiner les rapports de transparence des plateformes privées pour vérifier si les demandes de nos gouvernements pour censurer certains contenus y sont prises en compte.

Nicaragua

Dans le cas du Nicaragua, la répression menée par le gouvernement de Daniel Ortega et Rosario Murillo a déjà causé la mort de plus de 300 personnes, et des centaines de personnes sont portées disparues ou privées de liberté sans raison valable.

La crise qui a éclaté en raison du mécontentement social dont la population souffre depuis des années avec le gouvernement du FSLN a largement dépassé les garanties de respect et de mise en œuvre des droits humains : la répression, les agressions physiques et la peur psychologique sont de mise pour tenter de restaurer l’ordre, la raison d’État et faire cesser le mouvement de protestation sociale. Les réseaux regorgent de memes, de hashtags et de messages de soutiens désormais célèbres qui parviennent du monde entier, accompagnés de photos et d’affiches. Des prospectus ont également été diffusés pour dénoncer concrètement l’enlèvement de personnes – étudiant·e·s et activistes notamment – en plein jour.

Damaris Rivera Mendoza, défenseuse des droits numériques et formatrice en sécurité numérique, signale une tentative du gouvernement, en mars 2018, d’imposer une « loi bâillon » dans le but de censurer les réseaux sociaux. « C’est le Code de la famille qui servait de façade, avec l’idée de protéger les enfants et adolescent·e·s du cyberbullying et/ou du cyberharcèlement, et de protéger la sécurité de la population. Prendre position contre les « rumeurs » qui déstabilisaient le gouvernement. La loi n’est pas passée, le pouvoir législatif l’a rejetée ».

Rivera Mendoza indique cependant qu’au cours de ces dernières années du gouvernement orteguiste la censure s’est manifestée d’une manière assez spéciale. « Ici au Nicaragua on vit une combinaison de censure technologique et physique. Je pense qu’une équipe de trolls se cache derrière le couple présidentiel et que, quand ils se sont rendus compte que nous nous servions des réseaux sociaux pour exercer notre liberté d’expression sur ce qui se passait au Nicaragua, ils ont commencé la persécution. Cette équipe suit de très près tout ce que les habitant·e·s du pays avions dénoncé et publié sur les réseaux sociaux. Cherchant à empêcher le travail sur les réseaux sociaux et bloquer les activistes ».

Rivera Mendoza cite différentes stratégies utilisées pour pirater les comptes Facebook des personnes les plus influentes sur les réseaux sociaux. La militante souligne également une autre information intéressante au sujet des territoires. Cela se passe dans chaque quartier, également au niveau départemental, où il y a des Conseils de pouvoir citoyen. « Dans chaque quartier une ou deux personnes sont chargées de rendre compte de ce qui s’y passe et de rédiger un rapport. À partir de ce qui est contrôlé sur les réseaux sociaux, ce voisin contrôle également ce que fait chacune de ces personnes. Il y a aussi la question des paramilitaires. Dimanche dernier le domicile d’une militante a été assiégé par la police en raison de son rôle sur les réseaux sociaux et sur les quelques radios alternatives qui continuent à émettre. Ce que je veux faire comprendre c’est que la censure n’est pas uniquement présente sur les réseaux sociaux, c’est aussi un travail dans les domiciles, dans les quartiers, qui sont sous vigilance constante ».

Leçons apprises

  • Utiliser des communications chiffrées, TOR et les VPN.
  • Encourager la formation en sécurité numérique avec des ateliers et un accompagnement direct sur le territoire, dans les zones urbaines et marginales.
  • Pour manifester, les activistes n’emmènent pas leurs téléphones « intelligents », mais des portables basiques contenant un minimum d’informations, précaution indispensable pour éviter d’exposer des contacts et des informations personnelles en cas de détention.
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