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Gaby Sanchez et Sekoetlane Phamodi

Mushrooms growing

Gaby Sanchez est une stratègiste de contenu accessible et indépendant spécialisée dans les questions intersectorielles du handicap et d'autres formes d'oppression structurelle telles qu'elles se manifestent dans le contexte sud-africain. Sekoetlane Phamodi est une activiste sud-africaine qui travaille  à la jonction de la justice sociale, des communications stratégiques et du droit.  
 
Le mois de novembre est le mois des droits des personnes handicapées en Afrique du Sud. Pendant tout le mois et jusqu’au 3 décembre, Journée internationale des personnes handicapées, les corps handicapés sont subitement hyper-visibles et félicités, comme si c’était un anniversaire, dans le cadre de campagnes de relations publiques de façade menées par les mêmes gouvernements, compagnies et formations « organisées » des droits des personnes handicapées qui négligent régulièrement de mettre de l’avant les droits des personnes handicapées par leur passivité et l’industrialisation de nos vies « en secteur » par les leaders mêmes de la lutte contre la violence structurelle et institutionnelle fondée sur la capacité et contre les obstacles sociétaux invalidants en Afrique du Sud. Cette contradiction a été particulièrement mise en lumière l’an dernier par la tragédie de Life Esidimeni dans laquelle 143 patients ayant des handicaps psychosociaux ont perdu la vie à la suite de négligences évitables et des carences de réseaux de santé publics qui sont conçus pour nous servir et améliorer nos vies.  
 
La plupart des campagnes les plus visibles se déroulent en novembre. Il arrive souvent que l’on emmène en autobus des enfants et des adultes (que l’on retire parfois de leur école et de leur travail) vers des manifestations pour gonfler les chiffres – leurs corps et leur dignité utilisés comme des outils politiques pour avoir plus d’influence et pour renforcer les réseaux. Le « facteur de choc », ou plutôt l’utilisation de corps handicapés comme images visibles de fragilité et de honte est la méthode utilisée pour motiver les dons de bienfaisance et susciter un soutien pour les causes liées aux handicaps. C’est une approche tellement courante et acceptée que les enfants handicapés qui ne peuvent pas être scolarisés, les familles qui ne peuvent pas bénéficier des soins médicaux dont elles ont besoin et les femmes handicapées qui sont les plus vulnérables à la violence et aux abus sont à peine défendus de façon durable et efficace.
 
On commence à voir pourquoi d’après les discussions qui ont lieu dans les salles de réunion des responsables du secteur des droits des personnes handicapées. « Nous ne sommes pas ici pour parler d’éducation... les personnes handicapées ont besoin d’un emploi et d’une autonomie économique! », a lancé un des poids lourds du secteur, au moment où nous mettions sur pied le programme pour une conférence nationale importante sur les droits et le développement des personnes handicapées. Une déclaration troublante quand on sait que la majorité des enfants handicapés en Afrique du Sud ont du mal à obtenir une éducation de base; une éducation qui les préparerait à profiter des programmes d’apprentissage de compétences et d’un travail d’adulte et à trouver des emplois. «Taisez-vous, on ne vous demande pas votre opinion », a aboyé un coordonnateur des droits des personnes handicapées du gouvernement à une collègue qui tentait de donner des idées sur le contenu du programme.
 
Ce n’est pas nouveau dans le secteur. Cette misogynie et cette violence affichées envers les femmes dans le mouvement sont un héritage des cultures organisatrices du mouvement du Front démocratique unifié qui remonte aux années 80, à un tournant critique de la résistance anti-apartheid en Afrique du Sud, et à la création par des piliers du mouvement de Disabled People South Africa. On a négligé les femmes handicapées et les mères d’enfants handicapés et on a sapé leur contribution et leurs stratégies radicales parce qu’elles n’étaient pas compatibles avec ce que proposaient leur camarades masculins. Ces piliers sont maintenant les poids lourds du secteur en charge des organisations des droits des personnes handicapées les plus importantes et les plus respectées. Ils définissent et orientent le programme et le travail des ministères nationaux et provinciaux pour répondre à nos besoins spéciaux et ils nous permettent de participer pleinement et de façon utile à notre développement sociopolitique, économique et démocratique national. C’est certainement un lieu de puissance. Mais pour beaucoup encore, les voix dissidentes des activistes féminines et gais ont peu de place dans la coordination du travail du secteur et sont séparées de tout mouvement politique clairement défini. 
 
Une organisation structurée et dépendante des bailleurs de fonds de type ONG joue un rôle important dans la réduction de notre vie à des luttes qui défendent une cause unique. Comment pouvons-nous remettre en question les systèmes structurels d'oppression intégrés alors que nous adoptons des formes hiérarchisées d'organisation et y participons activement - les mêmes types d'organisation qui dépendent de la complexité avec laquelle le patriarcat, le capitalisme et la suprématie blanche recoupent et renforcent la discrimination fondée sur la capacité physique et en nient la réalité. C’est ce que montre bien, dans le secteur du handicap, le nombre d'organisations puissantes dirigées par des hommes blancs et, dans certains cas, par des personnes non handicapées. Dans un pays où la majorité des Sud-Africains handicapés sont aussi noirs et pauvres, il est stupéfiant de constater que la lutte pour le financement et le pouvoir n'a pas ouvert la voie à l'inclusion et aux opportunités médicales et éducatives accessibles, mais plutôt à la répartition inégale du pouvoir et au manque de partage et du développement des compétences au sein des organisations.
 
C’est pour cette raison que nous nous retrouvons piégés et  régurgitons les mêmes discours violents et pleins de préjugés sur la façon dont nous nous considérons comme êtres politiques ayant de multiples subjectivités et vivant plusieurs réalités. Une grande partie du discours officiel vise à prouver notre valeur par rapport à la culture et aux systèmes discriminatoires, à prouver que nous méritons d’être reconnus par la notion supercrip de «capacité» et comment nous pouvons surmonter ou ignorer nos déficiences parce que notre contribution à la société, même si elle est différente, est utile. Nous voyons rarement des campagnes de sensibilisation remettre en question la notion selon laquelle nous ne sommes considérés comme jugés dignes de mérite que si nous pouvons prouver que nous avons des qualités indépendantes de notre handicap. Notre vie et notre existence ne sont jamais tout à fait assez et c’est ce qui a motivé la violence fondée sur la capacité.  
 
Le problème est que nous ne nous sommes pas véritablement transformés nous-mêmes, nous n’avons pas désappris. Nous devrions affronter et célébrer sans complexe le lien inextricable du corps et de l'identité au travers de nos expériences en tant que formidable outil pour transformer les discours et les espaces, tant traditionnels que ceux d'autres groupes marginalisés. Ce que nous voulons dire, et Eli Clare le décrit très bien dans son texte Stolen Bodies, Reclaimed Bodies c’est que « les forces externes d’oppression sont les incroyables expériences internes centrées sur notre corps qui nous définissent et marquent notre vécu de l’oppression ». 
 
Il a été intéressant d'observer que depuis dix ans, avec les progrès rapides de la technologie et l'accès accru aux médias sociaux, on se sert de la technologie pour confronter et célébrer, simultanément et pour une visibilité personnelle et le partage d’expériences, le lien avec les autres. Les médias sociaux ont donné à ceux qui ont divers handicaps physiques et non physiques la possibilité d'apprendre des autres et de bénéficier d’un soutien et d’une solidarité et leur ont donné également des outils non seulement pour défendre leur propre qualité de vie, mais aussi celles des autres. La vraie transformation commence par notre définition de notre propre corps pour nous-mêmes. Le réseau mycélien qu'est Internet nous permet rapidement de nous trouver, de faire grandir le mouvement les uns avec les autres et de rendre possible le monde dont nous rêvons les uns pour les autres.
 
C’est ce que nous voyons partout dans le monde : de l’ancien radical work de ADAPT et de #CripTheVote en Amérique du Nord aux activistes de la justice sociale en Bolivie, qui ont complété leur action directe par des campagnes aidées par la technologie pour mobiliser, renseigner er résister. Pour ceux d'entre nous qui n’ont pas réussi à trouver une communauté dans le secteur inefficace traditionnel, nous découvrons et commençons à construire des communautés qui introduisent nos politiques dans nos pratiques et placent la lutte contre la discrimination fondée sur la capacité dans le discours politique au lieu d’y être étranger. Cela change notre façon d’imaginer et de relier nos activismes. Nous sommes les champignons de Sylvia Plath. 
 
Champignons
 
Pendant la nuit,
De façon très blanche, discrète,
Très tranquille
 
Nos orteils, nos nez
Gagnent prise sur le limon
Conquièrent l’air.
 
Nul ne nous voit,
Nous arrête, nous trahit;
Les petits grains nous font de la place.
 
Des poings indulgents insistent à
Soulever les aiguilles,
Le parterre de feuilles,
 
Même les pavés.
Nos marteaux, nos béliers,
Privés d’oreilles, privés d’yeux
 
Parfaitement atones,
Elargissent les recoins,
Se faufilent dans les trous. Nous
 
Tenons un régime d’eau,
De miettes d’ombre,
Fades, ne demandant
 
Que peu ou rien.
Nous sommes tant!
Nous sommes tant!!
 
Nous sommes étagères, nous sommes
Tables, nous sommes dociles,
Comestibles,
 
Fouisseurs et déblayeurs
Malgré nous.
Notre espèce se multiplie:
 
Demain matin
Nous aurons hérité  de la terre.
Un pied dans la porte. 
 
– Sylvia Plath

(Traduction: "La tortue qui voulait")

Image: Kalle Gustafson
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