Le renforcement des mouvements, la technologie de la résistance féministe
Publié le : 26 November 2017
Écrit par Sekoetlane Phamodi, une activiste sud-africaine qui travaille aux intersections de la justice sociale, des communications stratégiques et du droit.
« Notre plus grande qualité, quand on parle de résistance » me dit-elle alors que nous prenons tranquillement notre petit-déjeuner et fumons sur la terrasse de sa maison de campagne, « est notre capacité illimitée à imaginer un autre monde, malgré toutes les tentatives du pouvoir patriarcal pour nous avoir notre peau ». Nous avions passé la nuit avec ma meilleure amie à réfléchir sur la manière d’inciter les gens à ré-imaginer la Johannesburg People’s Pride (la Marche des Fiertés du Peuple de Johannesburg), méprisée suite au fiasco de celle qui avait été la première Marche réalisée en Afrique. Elle avait réussi à me convaincre de faire partie du personnel de soutien avant la rencontre qui allait lancer le mouvement pour la Johannesburg People’s Pride, le JPP.
L’année précédente, pour ma première Marche, avec nos camarades du groupe d’action directe de la campagne One in Nine, nous avions perturbé pacifiquement la Marche des Fiertés du Peuple de Johannesburg. La parade, avec ses drag-queens et ses gays musclés en bottes et caleçons qui faisaient tous les ans la une du journal du dimanche, se déroulait dans les rues tapissées de fleurs de jacaranda des quartiers à prédominance blanche de Saxonwold, Parkview et Rosebank, dont les murs excessivement élevés cachent des manoirs à l’opulence excessive, avec leurs jardins immenses et leurs nombreux servants que les Madames considèrent « comme des membres de la famille » malgré leurs uniformes trois pièces et la couleur de leur peau.
La perturbation visait à attirer l’attention sur les oppressions quotidiennes dont sont victimes les homosexuels « différents » face à la violence que suppose l’intersection entre suprématie blanche, capitalisme et patriarcat hétéro et ce, malgré l’affirmation légale des droits des LGBTI, à l’origine des célébrations de la Marche des Fiertés LGBTI de cette année-là et des années précédentes. Il a été demandé un moment de silence pour inciter à la réflexion sur la crise de violence en Afrique du Sud à l’égard des femmes, homosexuels et autres tendances sexuelles, et à s’interroger sur ce que vivent les homosexuels mis à l’écart lors de notre célébration légitime pour la dé-législation de nos fesses et de nos vies, celles et ceux qui n’avaient pas la chance de jouir du même pouvoir et des mêmes privilèges que nous qui avions pu participer à la parade. La réponse : agression, racisme blanc, et refus de participer à un acte politique de désobéissance contre les moyens a-politiques du lavage de cerveau rose tant politique qu’institutionnel qui domine de plus en plus les Marches du monde entier. Il fallait le voir pour le croire.
Le festival avait pourtant commencé 22 ans auparavant sous la forme d’une marche résolument politique d’activistes féministes et homosexuelles de toutes races, classes sociales, identités de genre et orientations politiques, que le courage mais aussi les inquiétudes poussaient à réclamer une citoyenneté et une participation visible à la construction de notre nouvelle démocratie. Les gens se cachaient le visage avec des sacs en papier pour masquer leurs identités, l’homosexualité étant encore illégale à l’époque. L’Afrique du Sud était en pleine transition, se remettant de l’oppression d’un régime dont les politiques et les pratiques seraient par la suite qualifiés de crime contre l’humanité : l’apartheid, et se dirigeant vers l’exercice de la démocratie, pour la première fois définie selon la volonté du peuple. Les institutions et les technologies de l’oppression colonialo-apartheid étaient réduites à néant, et les homos réclamaient leur légitimité.
Le mouvement JPP tentait d’y remédier d’une certaine manière, après le vide laissé par la cessation d’activités de l’organisation « Not for Profit » de la Johannesburg Pride. Le groupe de travail formé grâce au soutien direct d’organisations de Marches locales telles que la Ekurhuleni Pride, la Vaal Pride et la Soweto Pride – prédécesseure et sorte de mère du JPP, alors que la campagne One in Nine et le Forum pour l’émancipation des femmes en seraient les accoucheuses – a été chargé de développer des pratiques différentes pour l’organisation des marches et leur utilisation par la communauté, qui tiennent compte des contradictions que nous vivons dans notre société encore divisée. Une pratique qui puisse allier protestation et célébration. Une pratique qui irait à la recherche des personnes absentes, chercherait à en connaître les raisons, et ferait son possible pour faciliter leur participation directe à la négociation collective et à la création d’une Marche qui ne cherche pas à concentrer mais à situer tous les homosexuels dans la diversité identitaire que nous percevons et négocions, et localiser les espaces que nous occupons et entre lesquels nous nous déplaçons.
Notre mouvement étant en très large part autofinancé, il nous fallait trouver la manière de mettre en place une prise de décisions basée sur le consensus, des réunions transparentes, ouvertes et activement participatives, et de reconnaître la responsabilité individuelle et collective si l’on voulait partager et développer les compétences de chacun et ainsi permettre un partage équitable du travail, du pouvoir et de la responsabilité pour que notre mouvement perdure. Beaucoup d’entre nous auraient tout de suite voulu mettre en place des systèmes sophistiqués et sûrs qui facilitent les réunions et la diffusion de l’information à moindre frais et ainsi pouvoir organiser efficacement la Marche des Fiertés, mais après une analyse critique du risque de laisser des voix essentielles de côté lorsque la mobilité, l’accès aux ressources, à l’information et aux technologies qui facilitent tant la diffusion faisaient défaut, nous avons rapidement dû nous résigner. Comme il nous fallait faire attention à ce à quoi avaient accès – ou non – les personnes appartenant au mouvement que nous tentions de construire, et considérant comment cet accès pouvait déterminer leur expérience de celui-ci, nous avons dû obéir à l’évidente directive d’un mouvement en pleine croissance qui réclamait d’utiliser Facebook et WhatsApp comme principaux outils d’organisation.
Outre les séries d’ateliers sur les politiques que nous avons organisées sur plusieurs mois pour mobiliser les gens et qui ont abouti à la rédaction d’un manifeste, nous avons transmis en ligne les réunions des groupes de travail pour les personnes qui auraient voulu participer mais ne pouvaient pas se déplacer, et nous avons encouragé la participation à distance avec un groupe de discussion géré par un modérateur. Notre page Facebook servait de point d’accès à notre contenu, et nous permettait de façonner le mouvement à notre image à travers le dialogue. Nous pouvions coordonner les mouvements de ressources par des paiements en ligne, et coordonner les mouvements de personnes de différentes villes et provinces sur les groupes de WhatsApp dont les membres avaient des réseaux d’une portée impressionnante. Et revitaliser le côté politique de la Marche des Fiertés, lieu de protestation comme de célébration, en demandant à ceux et celles qui se joignaient au mouvement leurs raisons de marcher lors de la JPP, la Marche des Fiertés du Peuple de Johannesburg mais aussi d’autres Marches dans les communautés marginalisées d’Afrique du Sud.
Pendant trois ans, le mouvement a réussi à connecter les mouvements locaux de Noirs, de pauvres, de personnes ayant un handicap, de transsexuels de toute la ville et du pays pour inciter à faire évoluer le concept de cette journée organisée par les homos et où ce sont les homos qui participent aux débats politiques et aux décisions les concernant. Entre la lutte contre la xénophobie envers les Noirs, pris comme boucs émissaires et victimes de violence, et les campagnes de #FeesMustFall et #EndOutsourcing qui ont mis en évidence l’importance de pouvoir compter sur un internet ouvert et sûr pour la protestation et sa modération, le JPP a clairement réaffirmé la possibilité d’une organisation homosexuelle intersectorielle, marquée par son aspiration à une pratique critique féministe.
Il y a quelques années, quelques années après notre départ du collectif d’organisation du JPP, on s’était retrouvées avec ma meilleure amie autour de notre café habituel et d’une petite clope. Je regardais par la fenêtre de ma chambre et mon regard s’était posé sur le gratte-ciel où elle travaillait dans le Sud de Johannesburg, tentant de l’imaginer sur la véranda qui donne sur la forêt urbaine des quartiers Nord. On s’interrogeait comme tous les ans avec un certain cynisme sur la Marche des Fiertés de Johannesburg, dont le manque d’ « inclusivité » ne cessait de nous déconcerter. Cela nous dérangeait qu’elle se déroule maintenant dans le village élitiste de Melrose Arch. « Ils nous appelaient les folles de lesbiennes noires sans fierté », glousse-t-elle. « Et maintenant que les folles de lesbiennes noires sont parties, ils sont toujours coincés avec les mêmes problèmes » je lui rétorque. « C’est peut-être comme ça que le changement arrive », me sort-elle un peu solennellement. Elle me rappelle ce que l’une de nos mères féministes nous disait toujours à propos de notre devoir envers nous-mêmes et envers les autres, que le fait d’être en marge de la société devait nous inciter à s’efforcer d’atteindre chacun d’entre nous, nous tendre la main et bouger tous dans une même direction, vers la gauche. « Après cette interruption en 2012, et le JPP, plus personne ne peut ignorer ça. Plus personne ne peut ignorer que n’importe quelle Marche des Fiertés qui proclame être représentative ou inclusive est forcément politique et doit aller chercher les gens là où ils se trouvent. »
Je crois que le meilleur cadeau que nous aient laissé le JPP et le mouvement qui l’a initié et s’en est nourrit, aura été de nous enseigner que le renforcement du mouvement, qui se sert des technologies pour obtenir le changement qu’on cherche à voir dans le monde lorsqu’on se met au service de la lutte, malgré ces technologies, est également nécessairement un acte délibéré et conscient pour se forger un espace où se trouver les uns les autres, se regrouper, réfléchir et reconnaître comment nos luttes et nos libertés sont interconnectés.
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