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Tshegofatso Senne

Image de la bande dessinée Tunapanda Kibera.

La communauté de Kibera à Nairobi au Kenya est l’une des plus grandes agglomérations urbaines informelles du pays, estimée à plus d’un million d’habitant·e·s. Cette communauté, comme beaucoup d’autres de ce continent, a été confrontée à des taux plus élevés de violence basée sur le genre (VBG) en raison de la pandémie de COVID-19. Les femmes sont au cœur de cette crise, en particulier celles confinées avec des partenaires violents. Lorsque l’on parle de cette violence à laquelle les femmes doivent faire face dans la communauté, on s’intéresse moins aux violences auxquelles elles sont confrontées en ligne. Tunapanda Kibera CBO est une entreprise sociale à but non lucratif qui organise des cours intensifs de 3 mois dans les domaines de la technologie, du design et des affaires dans des milieux à très faible revenu en Afrique de l’Est tels que Kibera.

L’organisation estime que l'amplification de la voix des femmes en ligne donne aux femmes les informations dont elles ont besoin pour évoluer en toute sécurité dans le monde du numérique et s’attaquer de front à la cyberviolence basée sur le genre (CBG). La responsable du projet et spécialiste du genre et de la sécurité numérique, Risper Akinyi, nous éclaire sur ce point : 

« L’écosystème de l’internet est majoritairement occupé par les hommes tant en matière de consommation que de création. Obtenir cette subvention AWC-TBTT nous a permis de sensibiliser les femmes de Kibera et de renforcer leur capacité à acquérir des compétences numériques pour une utilisation sûre de l’internet. Cela nous permet de faire progresser la représentation numérique des femmes issues de communautés économiquement et socialement défavorisées. Le changement que les bénéficiaires ont perçu comme étant le plus significatif a été la prise de conscience qu’elles aussi peuvent devenir des créatrices de contenu numérique et pas seulement des consommatrices. »

Trois objectifs principaux avaient été fixés pour ce projet. Le premier consistait à sensibiliser et à mettre en évidence la violence basée sur le genre à l’égard des femmes issues de communautés économiquement et socialement défavorisées. La plupart des participantes travaillaient dans le secteur informel, en tant qu’employées de maison, vendeuses de produits d’épicerie ou propriétaires de petites entreprises, toutes vivant à Kibera.

L’équipe avait initialement proposé de former 20 femmes mais le nombre de femmes inscrites aux séances n’a cessé d’augmenter. C’est le signe d’un besoin accru de dispositifs qui favorisent l’apprentissage et les échanges. Au total, 35 femmes ont été formées. Les participantes venaient de différents groupes, notamment des enseignantes des écoles informelles de Kibera et du Feminist for Peace Rights and Justice Centre, une organisation qui œuvre à la création d’espaces sûrs pour les survivantes de violences sexuelles, lutte contre les injustices et défend les droits des femmes. Le Power Women Group, une organisation qui forme les femmes aux compétences dont elles ont besoin pour être autonomes et lutter contre la stigmatisation liée au VIH afin de créer une communauté de soutien, a également participé aux séances de formation.

La formation a duré 9 jours au total, 3 journées étant allouées à chaque groupe cible en respectant les mesures nécessaires de distanciation physique dues à la pandémie. Les sujets traités lors de ces séances variaient d’un groupe à l’autre, car leurs connaissances et leurs niveaux de compréhension en matière d’espace numérique étaient différents, allant d’un niveau basique à intermédiaire. Le groupe féministe de femmes âgées de 20 à 35 ans était plutôt verbal, avec beaucoup d’échanges tout au long des séances qui ont permis d’aborder l’espace numérique en termes de campagnes, d’activisme, de plaidoyer et de sécurité. Le groupe Power Women était en moyenne plus âgé, entre 28 et 60 ans. Leur formation a couvert leurs besoins dans le domaine de l’internet et du marketing, en particulier la création, la mise à jour, la gestion et la protection de soi sur des plateformes telles que Facebook et WhatsApp. Le troisième groupe était composé d’enseignantes qui avaient entre 20 et 45 ans et leur principale préoccupation était qu’elles n’étaient pas aussi à l’aise avec le numérique que leurs élèves, elles ont donc exprimé le besoin de combler cet écart, car elles ont réalisé combien il était important pour elles de former les enfants à une utilisation sûre de ces appareils afin de leur permettre de se protéger, notamment parce que la plupart des enfants partagent leurs appareils ou accèdent à l’internet dans des espaces partagés (des cybercafés).

Elles ont pu former ces femmes sur le plaidoyer numérique, la sécurité numérique et la CBG en utilisant différentes techniques telles que des conférences, des échanges et des activités participatives en groupe. La formation a fourni aux femmes les informations dont elles avaient besoin pour naviguer en toute sécurité et en toute confiance dans le monde du numérique. Par la mise en place de cours de responsabilité numérique, Tunapanda a mis l’accent sur la prise de mesures pratiques destinées à protéger la confidentialité et la sécurité en ligne. Le développement de compétences en littératie numérique, qu’il s’agisse de la façon d’utiliser les médias sociaux, ou de l’évaluation des contenus selon des critères d’exactitude, de point de vue et de cause, aide les femmes à reconnaître les avantages que présentent les communautés et les ressources numériques tout en les orientant afin qu’elles puissent identifier avec succès les pièges à éviter dans leur vie numérique.

Tunapanda a mis en place une boîte à outils complète qui leur a permis de produire des contenus plus efficacement. En outre, cette démarche a rendu possible un processus de documentation ainsi que le renforcement continu des capacités.

« Au-delà de la sensibilisation, précise Risper, le projet nous a permis de nous concentrer sur le changement d’attitude, c’est-à-dire de ne pas seulement utiliser l’internet en tant que consommatrice mais aussi en tant que créatrice en ligne. Il y a beaucoup plus de contenu disponible localement en ligne et de plus en plus de personnes réagissent pour mettre fin à la cyberviolence basée sur le genre. »

Le deuxième objectif du projet était de bâtir une communauté de connaissances et d’expertise, pour que les femmes parlent des expériences de CBG qu’elles ont vécues et qu’elles puissent en tirer des apprentissages. Cet objectif a été réalisé grâce à un documentaire audio que Tunapanda Kibera CBO a produit sur Kibera. L’objectif était de donner la parole à des expertes et à des survivantes de cyberviolences basées sur le genre afin qu’elles puissent raconter leurs expériences. Risper tient à souligner l’importance de cette démarche : 

« Amplifier la voix des femmes en ligne vise à fournir aux femmes les informations dont elles ont besoin pour évoluer dans le monde du numérique en toute sécurité et en étant sûres d’elles-mêmes. Le documentaire audio met en lumière leurs expériences et leurs trajectoires dans l’espace en ligne. Les femmes qui n’ont pas eu le courage de s’adresser à un public nombreux ou de traiter de sujets d’actualité peuvent désormais le faire. Les échanges qui ont porté sur la cyberviolence basée sur le genre ont été très bien accueillis par les femmes et les expertes. Ces femmes qui se trouvaient en situation de vulnérabilité se sont serré les coudes et se sont raconté leurs vécus, et dans un élan d’entraide, elles ont créé des cercles de solidarité. »

Ce qu’il est surtout important de retenir des propos des survivantes et des expertes qui se sont exprimées dans ce documentaire audio, c’est que les femmes doivent être conscientes de ce qu’elles publient sur les réseaux sociaux, et lorsqu’elles font des rencontres en ligne, elles doivent faire attention aux informations qu’elles partagent. Les femmes sont des êtres humains qui ont le pouvoir de prendre leurs propres décisions et qui doivent connaitre les politiques et les lois qui les protègent. 

Le troisième objectif avait pour but de créer une communauté de connaissances, d’expertise et de soutien face à la cyberviolence basée sur le genre. À cet effet, les contenus sonores et visuels, faisant état du contexte et de l’expérience sur place, ont pris la forme d’un podcast et d’une bande dessinée. Le podcast a donné la parole à la féministe et bénéficiaire de la formation en CBG, Belinda Adhiambo, à la responsable du projet Risper Akinyi, à l’experte en cybersécurité Winnie Akoko et à la spécialiste des politiques de genre et de technologie Mwara Gichanga. Son but était de faire tomber les mythes et les idées fausses concernant la cyberviolence, de parler des différentes formes que peut prendre la CBG et des liens qui existent entre la VBG en ligne et hors ligne. Les spécialistes ont examiné l’impact de la CBG et abordé la sécurité numérique, les responsabilités de la plate-forme et les stratégies de réponse. 

Ces podcasts à écouter librement ont mis en évidence la nécessité de renforcer les politiques existantes, d’accroître la culture du numérique et d’accorder une place aux hommes dans ces échanges pour mettre fin à la cyberviolence basée sur le genre. Quant à la bande dessinée, elle dépeint des expériences locales de cyberviolence basée sur le genre en adoptant un langage simple. Son rôle est d’aider les femmes à se protéger par un processus d’autonomisation qu’elles peuvent entreprendre avec l’acquisition de connaissances pertinentes qu’elles pourront également partager avec leurs ami·e·s, leur famille, leurs collègues et les autres membres de leurs communautés. Cette BD sera distribuée et présentée dans les centres féministes, les centres Power Women et les écoles informelles de Kibera.

En repensant à tout le travail qui a été accompli, ce sont ces mots qui viennent à l’esprit de Rister :

« Ce qui m’a le plus enthousiasmé dans ce projet, c’est de voir les effets positifs du soutien aux femmes de ma communauté auquel j’ai participé. Ce soutien a permis de donner la parole à des femmes ayant subi des cyberviolences basées sur le genre et de les sensibiliser davantage à cette question. Et cela a été possible grâce à la création de contenus disponibles localement, des contenus accessibles et faciles à comprendre et à assimiler par n’importe qui dans la communauté. »